Au début de l’année 2024, est paru un essai d’Alain Finkielkraut, texte brillant, passionnant, émouvant : Pêcheurs de perles, (Gallimard, 2024). Il nous en livre lui-même les ressorts :
« Je me suis plongé dans les carnets de citations que j’accumule pieusement depuis plusieurs décennies. J’ai tiré de ce vagabondage les phrases qui me font signe, qui m’ouvrent la voie, qui désentravent mon intelligence de la vie et du monde.«
Dans les quinze brefs chapitres qui composent l’ouvrage, A.F. aborde des thèmes aussi divers que l’amour (un premier chapitre très personnel), la mort de Dieu, l’Europe, l’éducation, l’identité française, l’humour, l’essence du progressisme, la modernité, etc.
Le chapitre 10 est celui qui nous intéresse ici. Il s’ouvre par une citation de Virginia Woolf : « Les femmes, mais n’êtes-vous pas lasses jusqu’à l’écœurement de ce mot ? Je vous garantis que je le suis, moi. » Dans ce chapitre, A.F. pointe un paradoxe : alors qu’un abime sépare la condition des femmes à l’époque où Virginia Woolf écrivait de celle d’aujourd’hui, le féminisme contemporain, incarné dans le mouvement MeToo, mène une ardente croisade contre le système patriarcal qui, loin d’avoir été terrassé, serait toujours aussi vivace : il faudrait participer d’un aveuglement coupable que ne pas le voir ni le dénoncer.
Revenant quelques années en arrière, A.F. se souvient de la 52ème édition de la Biennale de Venise en 2007. Le Pavillon français accueillait l’installation de Sophie Calle, Prenez soin de vous, dont la genèse était la suivante :
«J’ai reçu un mail de rupture. Je n’ai pas su répondre. C’était comme s’il ne m’était pas destiné. Il se terminait par les mots : « Prenez soin de vous. » J’ai pris cette recommandation au pied de la lettre.»
Sophie Calle en avait fait le titre de cette oeuvre, qui la voit demander à 107 femmes, choisies en fonction de leur métier (avocate, latiniste, chanteuse, voyante…), de répondre à sa place.
Ce que note A.F., c’est que, par-delà les singularités individuelles, toutes les réponses allaient dans le même sens : la condamnation unanime d’un homme certes inconnu mais n’en pas douter méprisable et lâche. L’installation était séduisante, riche, vivante, c’était un immense succès, mais aboutissait l’assignation à résidence de l’auteur du mail dans la catégorie de la « masculinité toxique » au sein d’un monde désormais binaire.
Et A.F. de déplorer la dissolution du je dans un nous, un metoo.
On ne s’étonnera pas si l’auteur place en exergue d’un autre chapitre une autre perle :
« Ah, si les choses étaient si simples, s’il y avait quelque part des hommes à l’âme noire se livrant perfidement à de noires actions, et s’il s’agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer ! Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre cœur ? »
Soljenitsyne, L’Archipel du goulag, Paris, 1973, éditions YMCA-Press