Jackson Pollock, freedom and the CIA

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Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003.
Titre original : Who Paid the Piper: The CIA and the Cultural Cold War, London: Granta Books, 2000.


En 2000 la journaliste et historienne britannique Frances Stonor Saunders a fait paraître un ouvrage sur l’action de la CIA dans la guerre froide culturelle dans l’Europe de l’après-guerre. Le rôle de la CIA dans le financement de publications et organisations à des fins de propagande culturelle était connu (1). Mais le travail de Stonor Saunders, remarquablement documenté, riche d’informations inédites, souvent savoureux dans le détail des anecdotes, fruit d’un travail de plusieurs années, est un document exceptionnel.

Dans sa recherche, Frances Stonor Saunders se concentre sur l’action du Congrès pour le liberté de la culture et de son magazine phare, The Encounter (2), publié à Londres de 1953 à 1990. Le Congrès pour le liberté de la culture avait été fondé en 1950 par Michael Josselson, agent de la CIA, afin de recruter des intellectuels représentants un nouvel esprit euro-américain pour lutter contre l’influence croissante des idées marxistes dans l’Europe d’après-guerre.
La tâche était immense et nécessitait un arsenal à la hauteur : publications, conférences, séminaires, concerts, expositions itinérantes. Elle se heurtait par ailleurs à deux difficultés majeures. Il fallait tout d’abord que la CIA reste dans l’ombre afin de ne pas effaroucher les intellectuels pressentis : certains étaient d’anciens communistes tels Arthur Koestler, d’autres, comme André Gide – apprécié pour son Retour de l’URSS publié en 1936 – avaient pris leur distance par rapport au régime soviétique.
Frances Stonor Saunders détaille minutieusement à quel point ce rassemblement d’intellectuels était loin d’être homogène et regroupait sous une même bannière des personnalités d’origine, de domaines et de sensibilité différentes. Pour sa première manifestation d’importance, le Festival de l’œuvre du XXème siècle, à Paris en 1952, on y trouvait des compositeurs (Prokofiev, Chostakovitch, Berg, Schönberg, Debussy, Honegger, etc..) tous considérés comme décadents ou bourgeois par le régime soviétique, des écrivains (notamment les français Raymond Aron, André Malraux, Roger Caillois, Denis de Rougemont). L’exposition de peintures avait emprunté aux collections américaines des œuvres de Matisse, Derain, Chagall, etc.., présentées comme les pures émanations d’un “monde libre“, à mille lieux des œuvres du réalisme socialiste qui sévissait alors en URSS.
Mais tout n’était pas si simple. Dans le domaine de la peinture, on marchait sur des œufs. Les tentatives du Département d’État pour faire de la production picturale de l’époque une arme de propagande s’étaient heurtées à l’opposition violente des plus conservateurs des députés républicains (3). Il fallait donc avancer doublement masqué : d’une part vis-à-vis des artistes présentés, qui n’auraient pas apprécié, du moins en apparence, d’être instrumentalisés au nom de la croisade pour le monde libre. D’autre part auprès de la part la plus conservatrice des représentants au Congrès et d’une grande partie de la population américaine, qui n’étaient pas loin de voir dans la peinture américaine contemporaine un parangon de ce que d’autres avant eux avaient qualifié d'”art dégénéré” (Entartete Kunst).
C’est ainsi, écrit F. Stonor Saunders, que Josselson décida de se tourner vers le privé, en premier vers Nelson Rockefeller. C’est là aussi que l’ouvrage de F. Stonor Saunders est véritablement passionnant.

Robert Motherwell


Nelson Rockefeller, immense collectionneur (4) et président du MoMa, était un grand amateur d’art moderne et, en particulier un fervent partisan de l’ Expressionnisme abstrait, dont le représentant le plus en vue était Jackson Pollock (5). Ce mouvement décrié par les uns, qui le soupçonnait d’être d’inspiration communiste, était au contraire valorisé par l’intelligentsia artistique qui y voyait une idéologie de la liberté.
Dans une formule qui en dit long sur la puissance des idéologies, Nelson Rockefeller allait même jusqu’à le considérer comme “une peinture de la libre entreprise” (6).

En 1960, s’ouvrit à Paris au musée des Arts décoratifs l’exposition “Antagonismes” qui eut un retentissement puissant en Europe en présentant les grands formats de Pollock et Grace Hartigan, auprès desquels les artistes français “avaient l’air de Pygmées” (7)

Grace Hartigan, Ireland, 1958


Pourquoi Jackson Pollock fut-il chosi comme l’étendard cette croisade de la liberté en peinture ? Laissons parler F. Stonor Saunders :
Tout chez Pollock était parfait. Il était né dans un ranch à moutons à Cody, dans le Wyoming.Il avait fait son apparition sur la scène new-yorkaise en cow-boy – parlant grossièrement, buvant comme un trou, sortant tout droit du Far West. […] Pollock était la virilité incarnée. […] Dans ses coulures et giclures qui recouvraient la toile et en débordaient, Pollock semblait redécouvrir l’Amérique” (8).
On ne saurait être plus direct. Le plus amusant dans cette affaire est que chacun était sincèrement convaincu de sa légitimité : les bailleurs de fonds étaient persuadés d’agir au nom de la liberté contre le Kulturbolshevismus et les semelles de plomb du Réalisme socialiste. Les artistes, plus ou moins consciemment, acceptaient de ne pas trop s’interroger sur la provenance de l’argent tout à leur enthousiasme de pouvoir se confronter avec la production européenne.
L’action du Congrès pour le liberté de la culture dura une quinzaine d’années. En avril 1967, dans le contexte de la guerre du Vietnam, la revue californienne Ramparts, publia une enquête sur les opérations clandestines de la CIA. Bien que ce fût un secret de polichinelle dans les milieux autorisés, le grand public ignorait encore tout du financement par la CIA de Encounters et du Congrès pour le liberté de la culture : ces révélations sonnèrent la fin des opérations. Josselson fut démissionné par ses anciens amis et fustigés par ceux d’entre eux qui prétendaient avoir été pigeonnés.
Peut-on en conclure que le succès de l’expressionnisme abstrait et de ses plus célèbres représentants aient été le produit d’une stratégie de la guerre froide culturelle puissamment orchestrée ? Ce serait sans doute absurde en plus d’être historiquement inexact. La reconnaissance des artistes de ce mouvement n’avait pas attendu que la CIA s’y intéresse. La valeur d’une œuvre d’art ne se décrète pas, même avec les moyens considérables qui furent mis en action. Il demeure que la mise en avant des œuvres de ce mouvement a relégué au second plan de la scène new-yorkaise toute peinture réaliste et a sans doute participé à l’ostracisme dont la peinture figurative a fait l’objet pendant au moins deux générations, notamment en Europe, jusqu’à son retour en grâce au début des années 2000.
Le dernier chapitre du livre, Épilogue, dépasse largement l’histoire des manipulations plus ou moins réussies de la CIA et de ses organismes secrètement subventionnés. Stonor Sauders y évoque avec une ironie mordante les destins des personnalités liées à Encounter, après que la revue a cessé de paraître en 1990. L’un d’eux, Stephen Spender, poète, romancier, essayiste, avait rejoint les Brigades internationales dès le début de la guerre civile espagnole, puis s’était éloigné du stalinisme dès 1949 aux côté d’Arthur Koestler. De 1953 à 1966 il avait dirigé le magazine Encounter jusqu’à ce que le rôle de la CIA fut dévoilé. A la question de savoir s’il savait, il répondit : “C’était comme quand on vient de vous dire que votre femme vous est infidèle. Alors vous lui posez la question, elle nie, et cela vous satisfait” (9).

JLG

(1) En 1967, le New York Times avait publié une série d’articles révélant le financement par la CIA de la revue “Encounters”.
(2) La revue connut un réel succès et son tirage atteignit 40 000 exemplaires en 1966.
(3) L’exposition “Présentation de l’art américain“en 1947, qui rassemblait, entres autres, des toiles de Georgia O’Keeffe, Adolph Gotllieb et Arshile Gorky, avait été annulée sous la pression des attaques de Dondero, député républicain du Wyoming.
(4) Sa collection personnelle dépassa 2500 œuvres.
(5) En août 1949, le magazine populaire Life avait consacré une double page à Jackson Pollock.
(6) op. cit. p. 265-266.
(7)ibid. p. 281.
(8) ibid. p. 262.
(9) ibid. p. 426.

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